Les bénéfices que retirent les humains des services rendus par la nature ont-ils un prix ?

Mine de rien, dans une ville comme Montréal, les parterres fleuris sont un important réseau végétal pour les insectes pollinisateurs. À l’échelle d’un quartier, ces espaces décoratifs réduisent le phénomène des îlots de chaleur. Dans la région métropolitaine, l’ensemble des espaces verts constitue de vastes corridors écologiques qui agissent comme autant de filtres naturels, ce qui améliore la qualité d’air, mais aussi de l’eau dans le cas des milieux humides. Ainsi, dans le Grand Montréal, la valeur monétaire des écosystèmes correspondrait à la rondelette somme de 2,2 milliards de dollars par année.

Ce calcul est le fruit de la thèse de doctorat de Jérôme Dupras, professeur au département des sciences naturelles de l’Université du Québec en Outaouais. « C’est la phrase-choc, celle qui fait les manchettes et qui jette un pavé dans la mare. Pourtant, une fois que c’est dit, qu’est-ce qu’on fait ? Peut-on revoir les politiques d’aménagement du territoire ? Peut-on mieux le développer ? C’est la partie qui m’intéresse le plus », explique le chercheur qui, en novembre 2018, a décroché le prix de la relève scientifique des Prix du Québec. Cette distinction remise par le gouvernement du Québec honore un chercheur de moins de 40 ans qui s’est démarqué par la grande qualité de ses recherches et de son leadership.

Célébré par le milieu scientifique québécois, Jérôme Dupras collectionne également les récompenses depuis de nombreuses années sur la scène musicale avec les Cowboys fringants, groupe archiconnu pour lequel il joue de la guitare basse depuis les tous débuts. Le collectif revendique le titre de meilleur groupe de l’année aux éditions 2003, 2004 et 2011 du Gala de l’ADISQ. Leurs deux derniers opus, Que du Vent et Octobre, ont notamment été élus comme albums rock de l’année en 2012 et 2016.

Science et militantisme

C’est lors d’un voyage au Costa Rica au milieu des années 2000, au faîte de la popularité des Cowboys Fringants, que Jérôme Dupras s’est d’abord intéressé à l’économie écologique. Là-bas, 26 % du territoire est protégé, un des pourcentages les plus élevés au monde. « Ces aires protégées constituent un des principaux moteurs économiques du pays. On y pratique entre autres du tourisme durable et de la bioprospection afin de mettre au point de nouveaux médicaments », souligne-t-il. Entre deux tournées, il entame une maîtrise sur les bandes riveraines dans la région de Joliette afin d’assouvir sa curiosité. Le tout évoluera pour finalement devenir un doctorat, puis une carrière universitaire florissante. Bien qu’à l’époque, il se « voyait mal continuer à jouer Toune d’automne avec un doctorat en poche », il a réussi à mener de front ses deux carrières.

Pour chiffrer la contribution écologique à l’économie, une « démarche essentielle à l’établissement d’un dialogue dans un monde en forme de piasse », le chercheur doit faire preuve de créativité. Ça tombe bien : le musicien en déborde. « Des données scientifiques permettent d’évaluer le coût de remplacement pour compenser la disparition d’un service écosystémique. On peut aussi évaluer les conséquences de cette disparition sur la santé publique ou sur la productivité des terres agricoles », illustre-t-il. Une fois cet exercice complexe réalisé, des pistes de solutions émergent. On prédit, par exemple, que l’agrile du frêne va bientôt décimer environ 20 % des arbres de Montréal. La solution : compenser ces pertes par la plantation de plusieurs espèces d’arbres sur le territoire afin de favoriser la biodiversité.

« Je traduis ces interventions en analyses coûts-bénéfices, mais aussi en programmes que les villes, les ONG et les initiatives citoyennes peuvent mettre en place. Le but est d’amener tous ces acteurs à coordonner leurs actions, de manière à en maximiser la portée », indique Jérôme Dupras. À ce chapitre, la Fondation Cowboys Fringants qu’il a mise sur pied en 2006 devient en quelque sorte l’extension logique de ses travaux de recherche, son bras armé militant. De 2014 à 2017, celle-ci a planté 375 000 arbres dans le Grand Montréal. L’initiative a connu un tel succès qu’un pendant panquébécois a été mis sur pied dans la foulée : le programme Demain la forêt, qui s’appuie sur plusieurs dizaines de scientifiques répartis aux quatre coins de la province afin de mieux cibler les interventions locales.

À contre-courant

« La trentaine, la bedaine, les morveux, l’hypothèque », chantent les Cowboys fringants dans leur grand succès Les Étoiles filantes. Jérôme Dupras a franchi ce tournant, lui qui est aujourd’hui père de trois jeunes enfants. Il trouve toutefois le temps d’enseigner, de publier des articles dans des revues scientifiques de haut calibre, de lancer un nouveau disque original avec son groupe (prévu pour l’automne prochain) et même de participer à des manifestations, dans le cadre desquelles il est parfois arrêté. Ce qui d’ailleurs arrivé entre autres en 2013, alors qu’il protestait contre l’extension de l’oléoduc Keystone aux États-Unis. Rien pour surprendre Jean-Pierre Revérêt, professeur retraité à l’Université du Québec à Montréal et directeur de thèse du lauréat du prix de la relève scientifique 2018. « Jérôme a cette capacité unique de penser à contre-courant et de ne pas tout tenir pour acquis. Il est un vecteur de changements positifs, ce que les Prix du Québec reconnaissent d’ailleurs », insiste-t-il.

Les questions de Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec

RQ : Qu’est-ce que votre vie artistique apporte à votre vie de chercheur ?

JD : L’art stimule mon esprit créatif, ce qui me donne le goût du risque et une certaine confiance vis-à-vis de l’inconnu qui me servent bien en recherche. L’expérience d’un groupe, qui existe depuis plus de 20 ans, m’a aussi appris l’esprit de collégialité et le travail d’équipe. Finalement, faire des concerts et voyager partout dans la Francophonie avec mes amis me donnent une grande dose d’énergie, parfois nécessaire pour affronter les côtés plus ardus du métier de chercheur.

RQ : Votre double carrière peut-elle inspirer les jeunes ?

JD : Je donne souvent des conférences dans les écoles secondaires et les cégeps et je reçois beaucoup de questions à ce sujet. Bien sûr que c’est exigeant en termes de temps, d’efforts et de discipline. Cela étant dit, c’est non seulement possible de conjuguer des métiers en arts et en science, mais c’est aussi complémentaire et très stimulant.

RQ : Comment favorisez-vous l’arrimage entre vos projets de recherche et vos initiatives citoyennes ?

JD : Je crois que la recherche doit être plus branchée sur les enjeux de société et le discours scientifique plus présent dans les débats sociaux. À l’heure actuelle, comme chercheur, on ne peut plus se permettre de communiquer notre science uniquement à nos pairs. En ce sens, je m’efforce d’un côté de profiter du maximum de tribunes et de réseaux qui s’offrent à moi pour parler de ma recherche en environnement. De l’autre côté, je nourris ma recherche à partir des besoins des communautés, par exemple en essayant de rendre les villes plus vertes.

RQ : Quelle influence les individus peuvent-ils exercer sur les programmes mis en place par les villes ?

JD : Je pense qu’on sous-estime l’importance et la portée de l’action citoyenne, que ce soit à l’échelle de nos quartiers, des villes ou du pays. Les grands changements de société naissent bien souvent de mouvements populaires. L’influence de l’individu peut s’exercer à travers des canaux officiels, comme des assemblées ou consultations, mais aussi par des pressions plus vives, comme des manifestations dans les rues. Les générations passées se sont battues pour que nous ayons cette liberté de parole, il faut en faire bon usage !

RQ : Que représente ce Prix du Québec pour vous ?

JD : Cela représente évidemment une grande fierté pour le travail que mon équipe et moi réalisons, ainsi qu’une motivation à poursuivre nos efforts. Plus largement, je suis heureux de voir que, parmi toutes les disciplines scientifiques, on souligne l’importance d’étudier les enjeux environnementaux.

Cette entrevue est parue dans Québec Science, un magazine scientifique pour le grand public.