Anne Lafay cherche à faciliter la vie des jeunes enfants atteints d’un trouble d’apprentissage des mathématiques.

Dire que la société voue un non-amour aux mathématiques serait un euphémisme. De toutes les matières scolaires, les mathématiques sont peut-être celle qui provoque le plus d’anxiété et souffre le plus de préjugés : les mathématiques sont forcément difficiles, les garçons les maîtrisent mieux que les filles, il existe quelque chose comme une «bosse des maths»…

Cette aversion collective pour les équations a pour conséquence de banaliser les difficultés en mathématiques, tout particulièrement les difficultés d’apprentissage, regrette Anne Lafay, chercheuse postdoctorale au Département des sciences de l’éducation de l’Université Concordia. «On leur accorde bien moins d’attention qu’aux troubles d’apprentissage de la lecture par exemple. Pourtant, si la dyslexie est bien reconnue, la dyscalculie existe aussi», souligne la lauréate d’une des 70 bourses Banting décernées annuellement par le gouvernement du Canada, qui s’accompagne d’un financement de 70 000 $ durant deux années consécutives.

Le trouble d’apprentissage des mathématiques, ou dyscalculie, se traduit par une réelle difficulté à comprendre ce que représentent les nombres et les quantités. On estime qu’il touche de 1 à 10 % des enfants. Anne Lafay s’intéresse tout particulièrement à la dyscalculie développementale, qui se manifeste chez de jeunes enfants dans un contexte d’apprentissage. «Je m’intéresse à la façon dont ils traitent les quantités, une compétence que l’on considère comme innée. Pourtant, c’est comme si, dès leur naissance, ils étaient programmés pour éprouver des difficultés», explique celle qui est membre de l’Ordre des orthophonistes et audiologistes du Québec.

Perception et reconnaissance déficientes

Pour ses travaux de doctorat, Anne Lafay a recruté 24 enfants de troisième année du primaire de la région de Québec qui éprouvent des difficultés spécifiques en mathématiques de même que 37 enfants sans difficultés particulières afin de constituer un groupe témoin. Tous les participants ont été rencontrés à plusieurs reprises. On leur soumettait diverses tâches faisant intervenir les codes arabe, oral et analogique. Pour mémoire, le chiffre arabe 3 se traduit par «trois» à l’oral et se décode en lecture analogique à l’aide d’un nombre d’éléments visuels, comme trois points.

Le but de l’exercice : mesurer les capacités de traitement, de production et de reconnaissance des nombres. «Nous leur montrions par exemple deux ensembles de 1 à 99 points à l’ordinateur, un à gauche de l’écran, l’autre à droite, et ce, pendant moins d’une seconde. Ils devaient ensuite déterminer lequel était le plus grand», raconte Anne Lafay.

Il n’a pas été plus difficile pour les enfants dyscalculiques, comparativement à leurs vis-à-vis du groupe témoin, de traiter de grandes quantités au cours de cette tâche (comme désigner le nombre le plus élevé entre 35 et 45). Par contre, leurs résultats ont été nettement moins bons pour les petites quantités (3 contre 5). Au premier abord, cela peut paraître surprenant : si ces enfants ne parviennent pas à jongler avec de petites quantités, pourquoi se débrouillent-ils avec les grandes? «Mon interprétation est qu’ils appliquent la même forme approximative de traitement à de grands et à de petits ensembles, alors que ces derniers requièrent au contraire de la précision, ce dont ils sont incapables», analyse-t-elle. Cela pose un problème de taille dans un contexte d’apprentissage, où les enfants apprennent d’abord à compter avec de petites quantités.

Une autre de ses découvertes a trait à la reconnaissance même des nombres, tant à l’oral qu’à l’écrit, qui serait déficitaire chez les enfants dyscalculiques. Devant des séries de mots (chat, table…), de nombres (de un à neuf) et de mots inventés (poufre, tate…), les participants devaient dire si l’élément en question appartenait ou non au lexique des nombres. Les enfants dyscalculiques étaient plus lents et commettaient davantage d’erreurs. Encore une fois, les conséquences sont évidentes : comment ces élèves peuvent-ils associer une signification à des nombres s’ils ne sont pas en mesure de les reconnaître? «Mes résultats montrent qu’il y a achoppement dans le traitement linguistique et visuel des nombres, ce qui complique ensuite l’apprentissage du calcul», mentionne Anne Lafay.

Tour d’ivoire? Pas pour elle

Son postdoctorat s’inscrit en ligne directe avec ces résultats. Elle étudie actuellement les effets des objets de manipulation, comme les images et les jeux de blocs de base 10, sur l’apprentissage mathématique. Elle espère ainsi déterminer les caractéristiques des objets qui facilitent l’apprentissage des mathématiques chez les enfants qui peinent à percevoir et à reconnaître les quantités.

«Est-ce mieux d’utiliser du matériel détachable ou non? Indiquer une valeur sur l’objet est-il facilitateur ou nuisible? À terme, mon étude pourrait aider à améliorer les pratiques sur le terrain», pense celle qui exerce toujours comme orthophoniste, en plus d’enseigner, d’offrir de la formation et de créer des jeux éducatifs aux Éditions Passe-Temps.

C’est d’ailleurs ce souci de partager ses connaissances qui lui a valu une bourse Banting, estime sa superviseuse au postdoctorat Helena P. Osana. «Anne a des champs d’intérêt et des expériences multiples qui lui permettent d’établir des ponts entre plusieurs domaines. Elle ne se cantonne pas à sa spécialité, comme le font trop souvent les scientifiques», soutient la professeure du Département des sciences de l’éducation de l’Université Concordia.

Les questions de Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec

RQ : Quels moyens devrait-on prendre pour qu’on s’intéresse davantage au trouble d’apprentissage en mathématiques?

AL : Je crois que les choses doivent évoluer sur plusieurs fronts. Tout d’abord, les chercheurs devraient se préoccuper davantage du transfert des connaissances aux professionnels du monde scolaire, de la petite enfance et des milieux extrascolaires, comme les bibliothèques et les centres de loisirs. Si beaucoup d’efforts ont été investis dans les dernières années pour sensibiliser à l’importance de la lecture dès le plus jeune âge − et c’est une très bonne chose! −, le gouvernement doit aussi promouvoir l’importance des mathématiques dans la vie quotidienne et mettre de l’énergie à stimuler l’intérêt pour les nombres et les quantités dès la garderie. De plus, une situation complexe existe au Québec : alors que le traitement du trouble du langage est un acte réservé aux orthophonistes et celui du trouble de l’attention aux psychologues, les difficultés d’apprentissage en mathématiques ne sont prises en charge par aucune des professions régies par un ordre professionnel. Cela en fait un domaine peu exploré et contribue au sous-diagnostic du problème.

RQ : Vous aimez créer des ponts entre différentes disciplines. Avec quel secteur de recherche souhaiteriez-vous collaborer dans un proche avenir?

AL : Je crois que le trouble d’apprentissage en mathématiques est au croisement de l’éducation, de la psychologie et de l’orthophonie. Des ponts entre ces domaines me semblent indispensables. De manière plus précise, j’aimerais collaborer avec des scientifiques dans le secteur de la petite enfance afin de concevoir des projets de recherche en prévention. On pourrait ainsi mieux réfléchir à des outils de stimulation mathématique chez les tout-petits et tester leur efficacité.

RQ : Qu’est-ce que la clinicienne en vous apporte à la chercheuse et vice versa?

AL : C’est indéniable, mes thèmes de recherche naissent de mes rencontres avec les enfants, de leurs réponses et de leurs raisonnements − qui semblent parfois bien farfelus aux adultes −, ainsi que de leurs difficultés en mathématiques. Je trouve très important de mener des recherches au plus près des besoins des enfants et des adultes qui les accompagnent. Mon travail de recherche nourrit quant à lui mes interventions cliniques auprès des jeunes. Cela me permet d’être au diapason des dernières études qui portent sur les enfants aux prises avec un trouble d’apprentissage en mathématiques.

Cette entrevue est parue dans Québec Science, un magazine scientifique pour le grand public.