María Juliana Angarita s’intéresse à la construction du patrimoine dans la foulée du conflit armé colombien, qui a laissé de douloureuses cicatrices dans son pays natal.

Une guérilla meurtrière de plus d’un demi-siècle laisse forcément des traces dans la mémoire de ceux et celles qui y ont survécu. En Colombie, cet enjeu se fait plus que jamais sentir depuis la signature en 2016 d’un accord de paix entre le gouvernement et les forces armées révolutionnaires du pays. Cette nation sud-américaine de 50 millions d’habitants panse désormais ses blessures et tente de tourner la page sur cette période trouble de son histoire. Hélas, les récits et les pratiques commémoratives aussi bien citoyennes qu’officielles sont paradoxalement la source de nouvelles frictions, quoique bien plus subtiles.

« La construction de la paix donne lieu à des luttes pour la mémoire. C’est vrai en Colombie comme ailleurs : la patrimonialisation de la violence [processus par lequel celle-ci se transforme en objet du patrimoine] cristallise la manière dont une nation raconte son histoire, ce qui est, en fin de compte, assez politique », explique María Juliana Angarita, doctorante en muséologie, médiation et patrimoine à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Cette Colombienne d’origine est touchée de près par cette situation, elle qui est arrivée au Canada il y a quelques années pour fuir la guerre et poursuivre ses études − elle est titulaire d’un baccalauréat en relations internationales de l’Universidad del Rosario, située dans la capitale, Bogotá.

« J’aurais voulu être diplomate, mais le destin m’a finalement amenée à m’intéresser à la transformation culturelle dans une perspective de citoyenneté critique. Le processus de prise de parole par les victimes d’un épisode aussi traumatisant m’inspire profondément et me rend fière de mes racines », affirme cette spécialiste de la muséologie mémorielle qui fait partie des 15 boursiers de la Fondation Pierre Elliott Trudeau pour l’année 2021. Celle-ci décerne une bourse d’études doctorales à des étudiants canadiens ou étrangers qui se distinguent par l’excellence de leur dossier universitaire et par leur engagement dans la communauté. María Juliana Angarita est également lauréate d’une bourse doctorale du Fonds de recherche du Québec − Société et culture.

Patrimoine « d’en bas »

Dans sa maîtrise en muséologie, aussi réalisée à l’UQAM, María Juliana Angarita a étudié le cas particulier du Musée colombien de la mémoire historique. Cet établissement étatique a le mandat, sanctionné par une loi promulguée en 2011, de souligner la mémoire des victimes du conflit armé. Plus précisément, la chercheuse s’est concentrée sur les défis auxquels ont été confrontés les conservateurs, muséographes et autres professionnels du Musée lors de la conception de sa première exposition officielle en 2018 : Des voix pour la transformation de la Colombie (traduction de Voces para transformar a Colombia).

Chose peu commune, cette exposition inaugurale n’a pas eu lieu au sein même du Musée, qui n’avait de toute façon pas encore ouvert ses portes − son inauguration tarde toujours. Elle s’est plutôt promenée dans le pays, à Medellín, Cali et Villavicencio notamment. « Le personnel du Musée a multiplié les choix audacieux avec cette proposition itinérante. La narration n’était pas chronologique. La terre, l’eau et le corps étaient utilisés comme des métaphores pour illustrer le conflit armé », analyse María Juliana Angarita. Ses travaux publiés en 2019 dans la revue savante Museum Management and Curatorship lui ont surtout permis de penser au conflit armé colombien avec un regard différent.

« Le territoire est le véritable objet de dispute du conflit, celui-là même qui est habité par des communautés marginalisées que l’on connaît somme toute assez peu. Pour elles, le conflit a été l’occasion d’affirmer leur culture et leur identité, ce qui constitue en soi une nouvelle forme de patrimoine en rupture avec celui de la violence », fait valoir María Juliana Angarita. Ce patrimoine « d’en bas », qui contraste avec celui des organismes officiels, est au cœur de ses études doctorales. Si le contexte sanitaire le permet, elle se rendra en Colombie dans les prochains mois afin de visiter des collectivités rurales, autochtones et urbaines.

Une autre muséologie

Ce projet s’inscrit dans l’avènement d’une muséologie plus critique, réflexive et humble. Au diable les établissements et organisations qui prétendent détenir la vérité ; la tendance est plutôt aux musées qui jouent la carte de la transparence et de la mise au jour de nos angles morts. « Des projets comme les miens sont encore très rares. Ma position a beau être non orthodoxe, elle contribue à oxygéner le milieu de la recherche muséale nord-américaine», pense María Juliana Angarita, qui a été cocommissaire de deux expositions présentées au CapsLab de l’Université Concordia et qui fait partie du groupe de recherche interuniversitaire Beyond Museum Walls.

Si cette vision politique et engagée de la muséologie peut déplaire à certains, elle n’en demeure pas moins synonyme de réelles innovations. C’est du moins l’avis de Jennifer Carter, professeure au Département d’histoire de l’art de l’UQAM et directrice de thèse de la doctorante. « María Juliana travaille au bénéfice de sa société natale, pas juste pour le sien. Elle met les outils de la muséologie au service des questions de mémoire, de justice et d’équité, dit-elle. J’ai rarement vu une étudiante aussi motivée qu’elle. »

Les questions de Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec

RQ : D’où vient votre intérêt pour la construction du patrimoine ?

MJA : Je m’intéresse au patrimoine en tant que processus et pratique culturelle. Ce que nous appelons « patrimoine » est en fait une construction sociale à partir de laquelle nous configurons les récits collectifs portant sur notre passé et sur ce que nous voulons être dans le futur. Le patrimoine − et la valeur que nous lui accordons − possède un très grand pouvoir sur l’émotion et l’engagement des individus. J’explore la construction des patrimoines issus des atrocités parce qu’elle permet de mieux comprendre plusieurs défis auxquels nos sociétés multiculturelles sont confrontées, entre autres la justice historique et les mémoires de groupes opprimés.

RQ : Comment se définit le patrimoine « d’en bas », qui est au cœur de vos travaux ?

MJA : La perspective du patrimoine d’en bas propose des explications que les discours traditionnels sur le patrimoine − communément associés à l’idée de la gloire, à la nation, à la valeur du matériel et à l’idée de possession − ne sont pas capables d’apporter. Ce concept reconnaît la valeur des patrimoines non officiels. À cet égard, il permet aux chercheurs d’étudier les pratiques de patrimoine subalternes qui se veulent contre-hégémoniques. Mes recherches couvrent tous ces domaines, mais surtout le dernier, puisque je travaille à comprendre comment des groupes de victimes, marginalisés dans le contexte du conflit armé interne colombien, élaborent des initiatives patrimoniales − musées communautaires, maisons de mémoire, jardins commémoratifs − et comment ces projets font partie d’un processus plus large de transformation sociale aux échelles locale et nationale.

RQ : En quoi votre démarche contribue-t-elle à la recherche muséale nord-américaine ?

MJA : Le monde muséal dans le Nord traverse une crise existentielle et de légitimité. Mes travaux font partie d’un effort collectif dans le milieu universitaire pour étudier les fonctions sociale et politique du musée. Mes collègues et moi nous intéressons surtout aux pratiques de muséologie communautaire en Amérique latine, car elles nous montrent que, pour demeurer pertinents, le musée et le patrimoine doivent être mis au service de la défense de la vie et de la dignité − une vision rafraîchissante pour nos champs d’études. Mes recherches sont aussi importantes sur les plans symbolique et politique. Elles visent à donner une notoriété aux efforts des communautés créatives et résilientes du Sud. Je veux faire connaître des façons de vivre et de se réconcilier avec les passés douloureux qui ne défèrent pas à la logique eurocentrique du patrimoine traditionnel.

Cette entrevue est parue dans Québec Science, un magazine scientifique pour le grand public.