Ensemble, on va plus loin : les arbres soudent leurs racines pour partager
leurs ressources. Un réseau découvert et scruté de près par Annie DesRochers.

On ne s’intéresse pas à ce qu’on ne voit pas. Cet adage est on ne peut plus vrai en ce qui a trait aux racines des arbres. Les biologistes ont longtemps ignoré ces appendices souterrains invisibles à l’œil nu. C’est pourtant grâce à eux que les végétaux s’abreuvent et captent des sels minéraux. Des recherches récentes démontrent même que les racines unissent les arbres par l’entremise de greffes physiques et fonctionnelles : des anas tomoses.
Ces fusions racinaires indiquent qu’une plantation mature se comporte dans les faits comme un seul organisme vivant, ce qui a des implications majeures en matière de partage des ressources et de signaux de stress. « Les arbres ne sont pas indépendants, mais bien interconnectés. Ce qu’on fait subir à l’un a des effets sur ses voisins, même relativement éloignés », explique Annie DesRochers, professeure à l’Institut de recherche sur les forêts de l’Université du Québec en Abitibi- Témiscamingue.
La chercheuse a reçu en 2022 le prix David J. Gifford de la Société canadienne de biologie végétale pour l’excellence et l’originalité de ses travaux sur le phénomène du réseautage des racines. « Nous sommes peu à nous intéresser au cas spécifique des gros arbres, comme ceux de la forêt boréale, indique-t-elle. C’est un champ de recherche laborieux ; nous utilisons des jets d’eau à haute pression pour dénuder les racines et ainsi pouvoir les étudier. »

DE L’ENTRAIDE ?
C’est en exposant les racines de peupliers faux trembles qu’Annie DesRochers a pris conscience que les arbres sont en fait reliés entre eux. C’était il y a plus de 20 ans, à l’époque de son doctorat en biologie forestière et en aménagement, réalisé à l’Université de l’Alberta. « Cette espèce était alors en déclin et nous voulions vérifier si cela était lié à une maladie racinaire, raconte-t-elle. Quelle ne fut pas notre surprise de découvrir des anastomoses plutôt que des racines malades ! »
Cette découverte explique pourquoi certains peuplements peinent parfois à se régénérer, après une éclaircie commerciale par exemple. « Il suffit de quelques individus [non coupés] capables d’alimenter l’ensemble du réseau racinaire pour que le peuplement s’accroche de peine à la vie. En matière de pratiques sylvicoles, cela signifie qu’il faut abattre l’ensemble des arbres greffés pour ne pas favoriser la croissance d’autres espèces aux alentours qui profiteront alors de cet état de vulnérabilité », souligne celle qui est notamment membre de l’Ordre des ingénieurs forestiers du Québec. Par ailleurs, le partage de ressources est circonstanciel. Dès lors que les conditions sont défavorables, comme lors de sécheresses estivales, les arbres greffés entrent en compétition et la mise en commun cesse. De quoi remettre en question le discours selon lequel les arbres s’entraideraient, qui relève davantage de l’anthropomorphisme que de la science. « On parle de processus physiologiques qui sont dénués de toute logique morale. Ce n’est pas blanc ou noir »,
nuance la chercheuse.

CHANGEMENT DE PARADIGME
Les travaux d’Annie DesRochers contribuent à l’avancement des connaissances fondamentales en biologie végétale. Grâce à eux, les anastomoses sont aujourd’hui considérées comme des phénomènes communs et non anecdotiques. « On en retrouve chez environ 50 % des arbres, chez plusieurs espèces, aussi bien en nature qu’en plantation. Malgré tout, plusieurs de mes collègues font encore comme si elles n’existaient pas », déplore-t-elle.
C’est que cette vision écosystémique bouscule les préconceptions, fait valoir Yves Bergeron, professeur au Département des sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal. « J’ai été formé en pensant que chaque plante réagissait de manière individualiste, comme si les besoins de chacune s’additionnaient. On sait dorénavant qu’ils sont plutôt complémentaires, ce qui ne correspond à rien de moins qu’un changement de paradigme en écologie forestière », estime celui qui collabore régulièrement avec Annie DesRochers, qu’il qualifie de « vraie dynamo ».

Les questions de Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec

R.Q : Dʼoù vient votre passion pour lʼécologie forestière ?
Elle me vient certainement du fait que jʼai passé mon adolescence, de 13 à 19 ans, dans les forêts dʼAbitibi à travailler sur des projets de plantation dʼarbres ! Jʼai aussi toujours été passionnée par la croissance des plantes ; jʼaime comprendre ce qui les aff ecte et comment leur offrir les meilleures conditions pour quʼelles soient productives.

R.Q : Quels impacts auront les incendies qui ont fait rage ces derniers mois dans les forêts du Québec sur les anastomoses entre les arbres ?
Sans arbres vivants, les anastomoses disparaissent ! On a tendance à voir les racines comme une partie de lʼarbre qui lʼaide à mieux pousser, à capter les éléments nutritifs et lʼeau. Cʼest vrai, mais, en contrepartie, les racines ont aussi besoin de beaucoup dʼénergie venant de la photosynthèse pour simplement se maintenir en vie. Sans tiges vivantes, les systèmes racinaires meurent.
Lorsque le feu passe dans la forêt boréale, il remet le cycle à zéro et permet aux essences de se régénérer, souvent de façon très dense, par exemple par le relâchement de graines qui étaient en attente dans les cônes sérotineux de certaines espèces. La proximité des tiges en régénération facilite ensuite la formation dʼanastomoses, comme nos études lʼont montré pour plusieurs espèces forestières.

R.Q : Comment les nouvelles découvertes pourraient-elles être communiquées au grand public pour le sensibiliser quant à lʼimportance de la conservation de lʼécosystème naturel ?
Le rôle du scientifi que dans la société est très important pour faire passer la connaissance des grandes revues scientifi ques vers le public. Jʼaime bien organiser des visites sur le terrain, ouvertes à tous, afin de discuter avec les gens et de mettre en lumière nos découvertes par des exemples concrets et observables. Jʼen profite aussi, lors de sorties en forêt avec des amis ou ma famille, pour montrer au moins une chose (un nom de plante ; faire goûter, sentir) à quelquʼun. On est plus enclin à aimer et à protéger ce quʼon connaît !

Cette entrevue est parue dans Québec Science, un magazine scientifique pour le grand public.