Philippe Robichaud

Stagiaire postdoctoral en lettres
Université du Québec à Trois-Rivières

Publication primée : Progresser par la méthode. La promenade dans les Leçons de clavecin (1771)

Publiée dans : Diderot Studies

Résumé

L’article de Philippe Robichaud explore l’utilisation de la promenade comme pratique éducative dans le domaine musical à travers le personnage d’Angélique Diderot, la jeune fille du philosophe Denis Diderot, dans son ouvrage Leçons de clavecin (1771). L’acquisition du savoir est ici comparée à un cheminement à pied, où chaque stimulus sensoriel contribue à l’apprentissage. Une scène de promenade impliquant l’élève, son père et son professeur de clavecin à travers Paris constitue un point culminant de l’œuvre et reflète une approche pédagogique flexible et libérale axée sur le corps de l’apprenant. L’article commence par interroger le sens des postures corporelles dans la conception pédagogique originale de Diderot. La marche brise les schémas hiérarchiques de l’enseignement musical traditionnel, où les positions physiques des élèves, des maîtres et des parents dictent leurs rôles respectifs. Elle perturbe aussi les dynamiques de pouvoir; aussi le texte met-il en avant les avantages individuels de chaque personnage et les amène finalement à s’asseoir ensemble pour discuter, symbolisant une nouvelle forme d’égalité émergente. L’article souligne ensuite l’aspect novateur de l’utilisation d’une promenade à pied dans un ouvrage consacré à la théorie musicale et axé sur le développement physique des musiciens. Il examine le lien entre les théories médicales vitalistes qui passionnent Diderot et le concept de « fortification du corps » qu’elles prônaient. Nous lisons aussi les Leçons comme une charge contre le dimorphisme sexuel, c’est-à-dire contre l’hypothèse qu’il existe des caractéristiques essentielles qui différencient les individus mâles des individus femelles d’une espèce donnée. Au contraire, pour Diderot, tout corps s’adapte aux habitudes qu’il prend : ainsi, si elle a la chance de s’exercer régulièrement, une jeune fille a autant de chances qu’un jeune garçon d’exceller en mathématiques, en sport ou en musique. L’article aborde également le rôle du genre dans l’histoire de la protagoniste, Angélique, à qui les Leçons offrent une instruction, en contraste avec les normes de l’époque et notamment l’influence d’ « Émile » de Rousseau. Vers 1770, la correspondance entre Diderot et Marianne Camasse, comtesse de Forbach, témoigne du projet d’élaborer une pédagogie proprement féminine; tout nous porte à croire que les Leçons sont du moins en partie le fruit de leurs échanges. Ainsi, nous établissons un lien inédit entre la correspondance et les Leçons. Enfin, l’article examine la façon dont l’environnement parisien de l’époque est habilement mis en relation avec l’apprentissage musical, soit le « pays des dièses et des bémols ». À la fin de la promenade, les Leçons engagent une réflexion sur les arbres, allégories classiques du savoir, comparant la beauté de ceux qui croissent dans la nature sauvage à ceux qui sont plantés au Palais-Royal et qui subissent les tailles régulières des jardiniers, ce qui leur donne un aspect rabougri. Les arbres sauvages majestueux deviennent ainsi une métaphore pour les élèves qui aiguisent et exercent naturellement leurs sens, tandis que ceux des jardins mettent en garde contre les risques de rester confiné dans les abstractions rigides de la théorie harmonique.