Miriam Cohen élargit la notion de réparation pour les victimes de crimes internationaux, comme les génocides et les crimes de guerre.
Dans la jeune histoire de la justice internationale, les procès de Nuremberg et de Tokyo, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sont fondateurs. Pour les premières fois, des condamnations pour crimes contre l’humanité sont prononcées. Or, fait peu connu, les victimes survivantes des criminels de guerre n’ont pas obtenu d’indemnisation pour les atrocités subies. Et pour cause : les statuts de ces tribunaux ne le prévoyaient tout simplement pas. Même chose pour le génocide des Tutsis au Rwanda et les guerres de Yougoslavie ; impossible pour les victimes d’amorcer une procédure pour exiger une forme de « réparation ».
Il faut attendre la création de la Cour pénale internationale (CPI), au tournant des années 2000, pour que cela devienne envisageable. Du moins, en principe. « Les premières décisions sur les demandes de réparation des victimes sont récentes [en 2012, dans l’affaire Thomas Lubanga Dyilo, déclaré coupable d’avoir enrôlé et conscrit des enfants en République démocratique du Congo]. En justice pénale internationale, il n’y avait pas de précédents et, donc, il fallait opérationnaliser la chose », raconte Miriam Cohen, professeure agrégée à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.
C’est cette conceptualisation qui intéresse la nouvelle membre de la Global Young Academy, une prestigieuse, car très sélective, société internationale composée de jeunes scientifiques. Pendant les cinq prochaines années, elle réfléchira à des questions d’importance mondiale en compagnie de 200 autres chercheurs et chercheuses en début et milieu de carrière. « Qui sont les victimes directes et indirectes de ces crimes ? Les préjudices subis ont-ils une portée intergénérationnelle ? Les questions au cœur de la justice réparatrice internationale vont bien au-delà de celles relatives aux procédures », souligne-t-elle.
QUELLE RÉPARATION ?
Avant d’embrasser la carrière universitaire, Miriam Cohen a multiplié les expériences professionnelles en droit international. Lors de ses études à Montréal, à Cambridge (Royaume-Uni) et à Harvard (États-Unis), la Brésilienne d’origine a occupé des postes à la CPI et la Cour internationale de justice, toutes deux situées à La Haye, aux Pays-Bas. Au travers de ses affectations, la juriste a touché à plusieurs questions qui nourrissent ses recherches menées en parallèle. Son doctorat en droit international à l’Université de Leyde, terminé en 2017, porte sur les réparations pour les crimes internationaux.
Dans sa thèse, elle développe une dimension civile de la justice pénale internationale qui considère les victimes comme des parties prenantes des procès, pas juste des témoins passifs. « On ramène souvent la réparation à sa stricte dimension pécuniaire. Pourtant, elle peut inclure d’autres formes de compensations plus ou moins symboliques, comme la restauration d’une propriété individuelle, la construction d’un monument pour une communauté ou des excuses officielles présentées par un État », explique la titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les droits humains et la justice réparatrice internationale.
Pour que cette conception émergente s’impose, encore faut-il que les victimes participent activement au processus juridique. C’est pourquoi une partie des recherches de Miriam Cohen a pour objectif de favoriser l’autonomisation des individus et des collectivités face aux processus juridiques. « Mon équipe et moi travaillons à la mise sur pied d’une plateforme numérique pour rendre accessibles les décisions de principe en matière de droits humains au Canada et à l’international », indique-t-elle. Si tout va bien, cet outil qui se voudra convivial – on y trouvera même des balados – sera lancé d’ici la fin de 2024.
VERS LES PLUS HAUTES SPHÈRES
Les travaux de Miriam Cohen ont le potentiel d’influencer les corpus de règles qui régissent la conduite des États et des autres acteurs internationaux. Ses écrits, comme son ouvrage primé Realizing Reparative Justice for International Crime (Cambridge University Press), peuvent par exemple guider les réflexions d’un juge de la CPI dans une décision, puis ainsi faire jurisprudence. « C’est en tout cas notre espoir ! » s’exclame celle qui se défend bien de mener des recherches divorcées du réel. « Au contraire : nous sommes très branchés sur un contexte social et mondial en continuel changement. » L’impressionnant curriculum vitæ de Miriam Cohen la place dans une trajectoire ascendante qui pourrait l’amener à un jour occuper d’importantes fonctions dans les hautes sphères du droit pénal international. « Elle pourrait bien suivre les traces de Louise Arbour [ juge de la Cour suprême du Canada entre 1999 et 2004 et ancienne haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme], estime son collègue et proche collaborateur Stéphane Beaulac, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Elle a le profil et l’expérience pour devenir une telle figure. »
Les questions de Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec
D’où vient votre intérêt pour la justice pénale internationale et plus spécialement pour la justice réparatrice ?
Mon intérêt est motivé par plusieurs facteurs. Après la fin de mes études juridiques, au cours desquelles j’avais ouvert mes horizons au droit international, j’ai eu le privilège de travailler au sein de la Cour pénale internationale à La Haye et de découvrir de près le développement de la justice pénale internationale. Dans ce cadre, les droits des victimes, notamment le droit à la réparation, et leur participation dans ce processus m’ont fascinée. La justice internationale est intrinsèquement liée à la protection des droits de la personne, à la lutte contre l’impunité, et nous offre la possibilité de contribuer à un monde plus juste.
Les principes de la justice pénale internationale peuvent-ils s’appliquer à l’échelle locale ou nationale ?
Ces principes, ainsi que ceux de la justice réparatrice en lien avec les crimes internationaux, peuvent servir d’inspiration pour alimenter certaines réflexions sur la justice locale ou nationale, notamment concernant les questions liées aux peuples autochtones. Ces principes encouragent une réflexion sur la réparation des préjudices subis par les peuples autochtones, favorisant ainsi une justice plus équitable et inclusive. En intégrant ces principes, les juridictions nationales peuvent mieux protéger les droits des populations vulnérables et promouvoir la réalisation de la justice.
Vous jugez important que les victimes participent au processus juridique. Quels éclairages ou perspectives apportent-elles, selon vous ?
Leur participation est cruciale, car elle apporte des témoignages directs et authentiques qui enrichissent la compréhension des crimes. Cela permet de mieux comprendre les répercussions des violations subies par les victimes et de garantir que les jugements reflètent au mieux leurs expériences. De plus, leur implication renforce l’équité du procès, donnant une voix aux victimes et contribuant à leur guérison et à la réconciliation.
Comment feriez-vous pour intéresser les jeunes à votre domaine ?
Il est primordial d’éduquer et de sensibiliser les jeunes à la justice internationale, surtout dans la société actuelle, pour leur faire comprendre les principes de la justice pénale internationale et son importance. C’est aussi important d’encourager les jeunes à participer à des projets de recherche et de leur fournir des ressources pédagogiques et des occasions de stage pour qu’ils et elles puissent découvrir concrètement le domaine.
Cette entrevue est parue dans Québec Science, un magazine scientifique pour le grand public.