Chercheuse : 
Ménard, Sophie

Établissement : 
Université de Montréal

Année de concours : 
2021-2022

C’est à la question du malheur en littérature, si l’on comprend le « malheur » comme la mauvaise destinée et l’infortune, que ce projet se consacrera. Il entreprendra une réflexion sur les logiques culturelles du mauvais sort à l’œuvre dans le roman réaliste du XIXe siècle (de Balzac à Zola). Série d’embarras qui jettent dans la misère, guigne qui s’acharne, écarts à la coutume qui attisent l’adversité, réactivation des fautes familiales forment, bien souvent, la trame narrative du roman de mœurs/de malheurs. S’y développent des cosmologies (soit des visions du monde) qui n’entendent ni le bonheur ni le malheur de la même oreille (le malheur du mondain ou du bourgeois n’est pas celui du paysan). C’est que le roman depuis Balzac interroge l’histoire de la modernité, qui est ce moment transitoire où la société française redéfinit ses us, coutumes, croyances (la progressive « fin des terroirs » [Weber, 2011] et le début de l’ère industrielle) tout comme ses façons de concevoir le bonheur et de prévenir le risque. L’objet de ce projet d’ethno critique méthode d’analyse qui allie une poétique des textes et une ethnologie du symbolique (Scarpa, 2013a; Privat, 2015) est l’étude de la pluralité culturelle du malheur ordinaire dans le roman moderne.  Y seront étudiées les mauvaises rencontres, alliances, répartitions des biens : la coutume, soit les règles de la vie collective, vise précisément à les éviter et à les conjurer, car la survie et la reproduction du groupe en dépendent. Notre hypothèse est que le roman réaliste explore les logiques individuelles et sociales de parcours de vies déviées : il dévoile de surcroit qu’il n’y a pas de hasard dans le malheur.

Et, une fois survenu, le malheur y est transformé en destin. L’originalité du projet est d’aborder les profils spécifiques des existences malheureuses à partir de formes plurielles du malheur (fatalité, déterminisme, mauvais sort) présentes dans l’œuvre de romanciers (Balzac, Sand, Flaubert, les Goncourt, Zola, Maupassant), qui en mettent en scène un nombre important. Nous procéderons à la mise en place d’une anthropologie du personnage réaliste (la ligne de vie infortunée) et de la traversée des mauvais signes du récit qui s’intéresseront en détail : a) à la ritualité : les pratiques rituelles si profuses dans le roman réaliste servent à prévoir et à conjurer les dangers; c) à la rivalité : les envieux ont de multiples manières funestes d’augmenter leur part de bonheur en l’enlevant aux autres; c) aux oralités malheureuses : la malédiction est un énoncé performatif qui fait l’infortune en la souhaitant à autrui; d) aux intersignes compris, du point de vue ethnologique, comme des signes éphémères et concrets annonçant le malheur. Notre objectif est de démontrer qu’au cœur du roman réaliste se déploient des conflits culturels dans les façons de penser, de précipiter, de remédier, d’interpréter le sort fatal des événements, en faisant l’hypothèse que ces conflits informent la poétique même du récit (sa narration, ses temporalités, son personnel romanesque).