Étudier les cellules osseuses mène à tout, même à découvrir de potentielles avenues
thérapeutiques pour le diabète. Parlez-en à Mathieu Ferron !

Votre alimentation vous procure-t-elle suffisamment de vitamine K ? Vous l’ignorez sûrement, car les taux sanguins de ce micronutriment essentiel sont rarement mesurés. Or, ils devraient peut-être l’être plus souvent ; des études récentes montrent qu’un régime pauvre en vitamine K au sein d’une population est associé entre autres à plus de cas de diabète de type 2. De quoi jeter un regard neuf sur ce groupe de vitamines présentes surtout dans les légumes verts, ainsi que dans les produits fermentés, et reconnues avant tout pour leur implication dans la coagulation sanguine – la lettre K vient d’ailleurs de l’allemand koagulation.

« La santé publique considère que les apports en vitamine K sont suffisants, alors que ce n’est probablement pas le cas chez la majorité des gens [dans les pays occidentaux] », indique Mathieu Ferron, directeur de l’Unité de recherche en physiologie moléculaire de l’Institut de recherches cliniques de Montréal (IRCM). Le scientifique a reçu à l’automne dernier le prix André-Dupont du Club de recherches cliniques du Québec, remis à un jeune chercheur pour l’excellence de ses recherches dans le domaine biomédical.

Depuis le début de sa carrière autonome, il y a une décennie, le professeur affilié à l’Université de Montréal et à l’Université McGill enquête sur le rôle surprenant de la vitamine K dans des cellules spécialisées, comme les cellules bêta du pancréas, qui sécrètent l’insuline. Ces travaux pourraient éventuellement déboucher sur de nouvelles approches thérapeutiques pour prévenir, voire traiter le
diabète, fait valoir le titulaire de la Chaire de recherche du Canada en métabolisme osseux et énergétique.

DES OS AU PANCRÉAS

L’intérêt de Mathieu Ferron pour cette pathologie métabolique remonte à sa formation postdoctorale à l’Université Columbia de New York. Pendant qu’il travaille sur les cellules osseuses, sa spécialité d’alors, il contribue à une découverte majeure : l’ostéocalcine, une hormone produite par l’os et intervenant dans la maturation osseuse, influence aussi le métabolisme énergétique. « L’os communique ainsi avec d’autres organes, résume-t-il, comme un organe endocrine. »

Il se trouve que l’ostéocalcine dépend indirectement de la vitamine K pour jouer son rôle. Cette dernière se combine en effet à une enzyme, la gamma-carboxylase, pour contrôler l’ostéocalcine – de même que des protéines utiles à la coagulation du sang. En quelque sorte, la vitamine K « stimule » la gamma-carboxylase, comme un petit démarreur, pour que cette enzyme concrétise une foule de réactions biochimiques.

Puisque la vitamine K semble avoir un effet protecteur contre le diabète de type 2, Mathieu Ferron a fait le lien : une pareille réaction enzymatique, reposant sur ce « démarreur », pourrait-elle intervenir dans la production d’insuline par les cellules bêta du pancréas ?

Ses intuitions se sont avérées. Grâce à des techniques de pointe en biochimie, en protéomique ainsi qu’en biologie cellulaire et moléculaire, il a prouvé avec son équipe que les enzymes impliquées dans la gamma-carboxylation étaient présentes en grande quantité dans les cellules bêta pancréatiques de la souris. Il a aussi découvert une nouvelle protéine gamma-carboxylée appelée ERGP, impliquée dans la régulation de l’insuline. La vitamine K participerait donc au contrôle du taux de sucre sanguin via l’ERPG et la régulation de l’insuline. Les résultats de cette étude sont parus en 2023 dans Cell Reports.

L’OZEMPIC DE DEMAIN ?

Cette percée ouvre de nouvelles avenues de recherche. Par exemple, de faibles taux de vitamine K sont-ils une cause importante de glycémie élevée à jeun, l’un des signes annonciateurs du diabète de type 2 ? Sommes-nous face à un candidat pour les antidiabétiques de demain ? Une simple supplémentation en vitamine K sera-t-elle suffisante ? Il est encore trop tôt pour l’affirmer. « Nous en sommes encore au stade des hypothèses, tempère Mathieu Ferron. Il ne faut pas sauter d’étapes. »

Quoi qu’il en soit, le potentiel est énorme. Selon la Fédération internationale du diabète, la pathologie toucherait 1 personne sur 11 dans le monde.
Tout pour encourager le scientifique à poursuivre son investigation, pense son collègue Jean-François Côté, président et directeur scientifique de l’IRCM.
« Mathieu est la preuve vivante qu’il est possible de marier recherche fondamentale et appliquée, souligne-t-il. La pertinence sociale et scientifique de ses travaux est indéniable. »

Les questions de Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec

Pourquoi pensez-vous que les apports en vitamine K sont potentiellement insuffisants dans les pays développés ?

La fonction la plus connue de la vitamine K est de soutenir la coagulation du sang. Bien que la plupart des gens consomment assez de vitamine K pour avoir une coagulation sanguine normale, des études épidémiologiques indiquent qu’il existe tout de même une variation importante dans les apports entre les individus. Et un apport plus faible augmente le risque de développer le diabète de type 2. On parle alors d’une insuffisance subclinique en vitamine K. Nous pensons que la surconsommation d’aliments ultra-transformés, riches en calories, mais faibles en vitamines, combinée à une faible consommation de légumes verts frais, pourrait être en cause.

De spécialiste en métabolisme osseux, vous passez à spécialiste en métabolisme pancréatique. Est-ce une flexibilité que permet la physiologie moléculaire ?

Pendant mon stage de postdoctorat à New York, je me suis intéressé aux rôles métaboliques d’une hormone osseuse nommée ostéocalcine. Ces travaux m’ont amené à m’intéresser à la vitamine K qui est impliquée dans l’activité de cette hormone. J’ai ensuite découvert, un peu par hasard, que les enzymes qui utilisent la vitamine K pour activer l’ostéocalcine et les facteurs de coagulation étaient aussi présentes dans les cellules bêta du pancréas. Cette observation m’a intrigué et a mené à notre découverte. Ce parcours un peu sinueux illustre bien que la recherche fondamentale progresse souvent à partir d’observations accidentelles ou inattendues.

Quels sont les plus grands défis du « mariage » de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée ?

Pour que le « mariage » soit réussi, les époux doivent être traités sur un pied d’égalité : les gouvernements doivent reconnaître l’importance de la recherche fondamentale en s’assurant qu’elle reçoive un financement équivalent à celui de la recherche appliquée. Car pour appliquer quelque chose, il faut d’abord le découvrir ! C’est la recherche fondamentale qui génère les connaissances nécessaires au développement d’applications. Les miracles de la médecine moderne découlent presque invariablement d’observations fortuites et de travaux de longue haleine en recherche fondamentale sur des mécanismes cellulaires ou biochimiques élémentaires. L’autre clé du succès, selon moi, c’est de laisser le champ libre aux chercheurs. Il est difficile et, à la limite, contre-productif pour des ministères d’essayer de prédire de quel secteur scientifique viendra la prochaine grande innovation. Seul l’avenir nous le dira.

Cette entrevue est parue dans Québec Science, un magazine scientifique pour le grand public.