À TITRE DE SPÉCIALISTE DU COMPORTEMENT DU CONSOMMATEUR ET DE LA GESTION DE MARQUE, AMÉLIE GUÈVREMONT A UN ACCÈS PRIVILÉGIÉ À NOS CONTRADICTIONS LES PLUS PROFONDES.
Amélie Guèvremont pratique une forme d’anthropologie des temps modernes: la «netnographie», contraction des mots network et ethnographie. La professeure du Département de marketing de l’École des sciences de la gestion (ESG) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) s’immerge dans une communauté numérique de consommateurs attachés à une marque, les cosmétiques Lush par exemple. Pendant quelque temps − parfois une année −, elle analyse leurs interactions sur des médias sociaux comme Instagram, allant même jusqu’à participer aux échanges.« Ces communautés sont constituées de gens pour qui la marque en question fait partie intégrante de leur quotidien et rejoint leurs valeurs. Au travers des commentaires des internautes, on réalise que la ligne est mince entre le plaisir et des phénomènes plus sombres, telles la dépendance et la surconsommation», explique celle qui a remporté le Prix de la relève professorale en recherche l’automne dernier. Cette distinction remise annuellement à des professeurs de l’ESG UQAM vise à soutenir un scientifique en début de carrière dont le programme de recherche est prometteur.
MATIÈRE FISSILE
La consommation, à bien des égards, constitue une fenêtre grande ouverte sur la psyché humaine. Par ses comportements, le consommateur dévoile ainsi ses motivations réelles et ses contradictions apparentes. « Le cadre théorique de mes travaux se base en grande partie sur la psychologie, en lien avec l’identité et les processus perceptuels. Nos réflexions vis-à-vis de nos choix de consommation sont complexes, nuancées, voire paradoxales par moments, et c’est ce qui m’intéresse le plus», affirme Amélie Guèvremont. La chercheuse a consacré sa thèse de doctorat à l’authenticité des marques. Au fil de ses recherches, elle a sans cesse constaté que certaines marques accompagnent de façon pertinente les consommateurs en ciblant notamment leurs aspirations et pré[1]occupations les plus fondamentales. Amélie Guèvremont cite l’exemple de marques alimentaires telle Trois fois par jour, qui a pour but de transformer pour le mieux la relation entre les gens et la nourriture au moyen de contenus déclinés sur les réseaux sociaux, dans des livres de recettes et même à la télévision.« Dans ces cas-là, on parle d’influence positive : l’authenticité aide le consommateur à prendre de meilleures décisions dans sa cuisine, ce qui peut se traduire entre autres par la réduction du gaspillage alimentaire», souligne-t-elle. Le contraire est aussi vrai. Certaines marques se contentent de répondre aux besoins utilitaires des consommateurs sans créer un lien réel avec lui. « La pertinence est ancrée dans le contexte. La pandémie de COVID-19 nous en a fourni la preuve», analyse celle qui considère la transparence, la bienveillance et la proximité comme les trois grands piliers de l’authenticité.
ESPRIT CRITIQUE
La crise sanitaire a propulsé cette idée de proximité, par le biais de l’achat local, à de nouveaux sommets. Amélie Guèvremont se promet justement de creuser cet intérêt renouvelé pour les marques québécoises dans les prochaines années. Les résultats de ses recherches contribueront, espère-t-elle, à nous faire prendre conscience de notre identité de consommateur. Cette dernière est après tout indissociable de celle de citoyen dans notre système capitaliste, comme l’a écrit la journaliste canadienne Naomi Klein dans No Logo : la tyrannie des marques il y a plus de 20 ans.« La consommation est l’un des multiples rôles qu’on tient au quotidien, fait valoir Amélie Guèvremont. C’est pourquoi il est nécessaire de développer un esprit critique face à cette réalité : on ne peut s’en soustraire.»
À une époque où les marques n’hésitent plus à prendre position quant aux enjeux sociaux, politiques et environnementaux de l’heure, cela est d’autant plus important. «L’invasion de l’Ukraine par la Russie et des mouvements comme Black Lives Matter sont des sujets polarisants. Pourtant, certaines marques comme Ben & Jerry’s prennent désormais le risque d’afficher leurs couleurs.» Loquace, la chercheuse passe de l’abstrait au concret avec une facilité déconcertante. C’est ce qui a donné le goût à Valentine Hainneville, étudiante de doctorat en administration, spécialisation marketing, à l’ESG UQAM, de s’initier au monde de la recherche. «Amélie est une véritable mentore. C’est un privilège de l’avoir comme superviseuse de thèse et de collaborer avec elle à divers projets», dit celle qui s’intéresse au femvertising, soit la publicité articulée autour de messages féministes. «Elle sait rallier les étudiants à sa cause et est d’ailleurs parmi leurs chouchous.»
Les questions de Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec
R.Q : Vos travaux permettront-ils un jour de faire le portrait-robot du consommateur québécois ?
Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est de comprendre le consommateur − et notamment le consommateur québécois − dans toute sa complexité et à travers ses nombreux paradoxes. Je souhaite cerner les motivations profondes qui peuvent guider nos choix et les multiples influences qui façonnent nos décisions. Les contradictions sont particulièrement intéressantes pour tout ce qui touche à la consommation responsable − on est tous et toutes en faveur de choix plus écologiques, mais dans les faits, pourquoi prend-on souvent des décisions non conformes à cette aspiration?
R.Q : Poursuivrez-vous votre analyse des comportements de consommation adoptés durant la pandémie de COVID-19? Si oui, quelles leçons croyez-vous que nous pourrions en tirer?
Oui, nos recherches se poursuivent. J’ai des travaux en cours dont les résultats permettront, je l’espère, de saisir les leviers comportementaux et les axes communicationnels qui favoriseront des choix de consommation plus locaux − une tendance forte et prometteuse observée pendant la pandémie. Globalement, cela permettra de maximiser l’attrait des produits d’ici avec les conséquences positives que l’on connaît. C’est à suivre!
R.Q : Qu’est-ce qui est le plus fascinant, selon vous, chez les consommateurs qui adhèrent aux communautés numériques attachées à une marque ? Ont-ils des traits de caractère particuliers ?
L’attachement émotionnel que les gens expriment au sein de certaines communautés et à l’égard de certaines marques est particulièrement fascinant. J’ai par ailleurs souvent remarqué une grande solidarité dans ces communautés; les gens s’écoutent, se conseillent et s’encouragent. À l’intérieur des communautés que j’ai observées dans le domaine alimentaire, ce qui m’a frappée, c’est à quel point elles peuvent influencer positivement les comportements à l’extérieur du cercle. Le changement comportemental positif peut donc venir en partie de ces groupes, ce qui est non négligeable.
Cette entrevue est parue dans Québec Science, un magazine scientifique pour le grand public.