
Elsa Fortant
Candidate au doctorat sur mesure en études numériques et sociomusicologie, Institut national de la recherche scientifique
Publication primée : Dancefloor, prédrink et after : la construction d’une oreille techno par l’expérience collective et le corps au sein de la scène techno montréalaise
Publiée dans : Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique
Résumé :
Cet article présente une réflexion sur la manière dont les amateur·ices de techno se socialisent à ce genre de musique. La socialisation fait référence au processus par lequel les individus adoptent des comportements, des habitudes propres à un groupe ou à une culture. Dans le contexte de cet article, cela signifie que les amateur·ices de musique techno, en fréquentant des lieux spécifiques, apprennent progressivement à apprécier cette musique d’une manière particulière. Cela inclut non seulement l’écoute, mais aussi la façon dont ils·elles interagissent avec les autres, comment ils·elles se comportent sur la piste de danse (dancefloor selon leur vocabulaire), et comment ils·elles vivent cette expérience musicale de manière collective.
Basé sur une enquête ethnographique réalisée dans le cadre de mon mémoire de maîtrise intitulé « Nouvelles perspectives sur la scène techno montréalaise : du populaire à l’underground, entre unité et cohabitation » (2022), l’article explore les processus de formation de ce que nous appelons une « oreille techno », à travers le corps et l’expérience collective.
La recherche s’appuie sur un questionnaire diffusé en ligne auprès des amateur·ices de techno à Montréal, avec un total de 336 réponses, et sur 15 entretiens semi-dirigés menés avec des participant·es de cette scène musicale. Ces entretiens ont permis aux répondant·es de revenir sur leurs expériences et de réfléchir à leur parcours personnel en tant qu’amateur·ices de techno, tout en abordant la manière dont ils ou elles ont développé une écoute spécifique pour ce genre musical.
Dans un premier temps, l’article montre que la socialisation à la musique techno, particulièrement sur la piste de danse, passe principalement par le corps. Lors des soirées techno, les danseur·euses s’immergent dans leur propre «bulle» pour entrer en résonance avec la musique. Ce concept de « corps-oreille », emprunté à l’anthropologue Sayeux (2010), décrit comment les mouvements du corps et la perception auditive sont intimement liés dans l’expérience de la techno. La piste devient ainsi un espace de fusion entre l’écoute individuelle et collective, où chaque participant·e s’approprie la musique à travers une expérience sensorielle unique.
Dans un second temps, l’article s’intéresse aux moments qui encadrent la soirée techno : le « prédrink », moment qui précède l’événement, et l’« after » (termes utilisés par les membres de la communauté), ce temps qui suit la soirée. Ces moments, bien plus que de simples extensions de la fête, jouent un rôle crucial dans la formation et l’approfondissement de l’«oreille techno». L’avant-soirée et l’après-soirée offrent des espaces privilégiés pour les discussions entre pairs, où les amateur·ices partagent leurs goûts, analysent la musique qu’ils·elles viennent d’entendre ou anticipent celle qu’ils·elles écouteront. Ces échanges prolongent l’expérience collective d’écoute de la musique techno et renforcent les liens sociaux au sein de la communauté.
L’étude souligne ainsi que l’appréciation de la musique techno ne se limite pas au moment de la fête, mais s’inscrit dans une temporalité plus large, englobant l’avant, le pendant, et l’après. Cette approche permet de comprendre comment la musique crée et renforce des liens sociaux à travers une expérience partagée et vécue intensément par le corps et l’écoute.